Zone de Texte:     "La Maria, aubergiste villageoise
    Un moment de gastronomie"
     21 avril 1974
     extrait du livre de Jacques Mallouet"Jours d'Auvergne"
     recueil de chroniques parues dans l'hebdomadaire "La Montagne-Dimanche"

     La veille du repas, la Maria devait attraper le chapon qui gambadait dans la basse-cour, le saigner en recueillant précieusement le sang, le plumer, le vider, le flamber à l'alcool, le mettre " à cailler " au frais. Elle cueillait les pois ou les haricots du jardin, déterrait les pommes de terre, rassemblait du bois sec. Le lendemain, à pointe d'aube, elle allumait un feu d'enfer, le laissait décliner, disposait la cocotte de fonte dans les braises, faisait revenir les lardons dans une subtile trituration de sang, d'ail et d'échalote, déposait enfin le poulet bardé, oint, salé et poivré, exalté de laurier, de ciboulette, de serpolet.
     Cinq heures d'horloge passaient, à mitonner et à mijoter, à brasser les tisons, à tourner et retourner le fricot - vingt fois, peut- être - à écosser les légumes et à préparer la pâtisserie. Cinq heures de soins constants, de gustations, sans pour cela négliger l'habituelle clientèle des buveurs patentés. Voilà de la cuisine ! " Cela ne se fait pas comme un chien remue la queue " commentait parfois la Maria. En effet !
     Le résultat de cette minutieuse préparation était un chef- d'œuvre, un monument de pure gastronomie, qui ne sentait ni la farine de poisson, ni le fer-blanc, ni la chimie. Une viande imprégnée en son tréfonds de son suc et de tous les parfums de la terre et du feu de bois. Une chair cuite en profondeur, ferme, dorée, craquelante. Un fumet à vous faire défaillir, un mets à vous damner !
     La Maria servait ses convives avec des gestes d'officiant. Si le poulet et les légumes étaient la pièce maîtresse du repas, ils avaient été précédés d'un monstrueux entassement de cochonnaille-maison - ah ! ce saucisson séché dans la cendre et ce jambon fumé au genévrier ! - et étaient suivis de salade, d'un respectable quartier de fourme et d'une tarte aux pruneaux. Le tout, qui rendrait malade un diététicien, était accompagné d'un vin aussi anonyme que capiteux, emprisonné depuis des lustres dans de lourdes bouteilles opaques festonnées de toiles d'araignées.
Allons, cela méritait bien patience, et diplomatie pour ce concilier les grâces acerbes de la Maria ! Tous ceux qui ont eu l'insigne privilège de fréquenter son auberge en parlent avec respect, en salivent encore de gourmandise ...

21 avril 1974