" UN RÉGIME POUR... JOCKEYS "
J'ai eu le triste privilège d'être interne au Collège de Mauriac pendant les années noires, de 1941 à 1944.
En ce temps-là, le terme pénurie avait un sens plein. Tout manquait. Tout était rationné, distribué avec parcimonie. Seule la discipline n'était pas contingentée...
L'esprit frondeur des potaches avait baptisé les êtres du vieil établissement à l'aide de titres de films. Si le bureau du principal était " La Terre de Feu " - à cause des remontrances acerbes et des sanctions que le justicier des lieux nous infligeait - et l'escalier y conduisant, tout naturellement " Le Chemin de l' Honneur " , le réfectoire s'intitulait " la Grande Illusion "…
Bouillons si maigres qu'ils en étaient borgnes ; infâmes et introuvables portions de carne immergées dans une sauce aussi diluée que noirâtre ; cubes de rutabaga frits au suif ou lentilles caillouteuses noyées dans leur eau de cuisson, constituaient nos maigres repas. J'oublie la minuscule cuillerée de crème de marron du dessert, et le petit déjeuner, fait d'une tartine de pain transparente et d'un demi- bol de liquide, à odeur de serpillière, qui n'avait de commun avec le café que la couleur.
Chaque midi dominical, nous avions droit à un verre de boisson colorée. C'était, paraît-il, du vin ! Une fois, dans une vitrine de la classe de physique, nous subtilisâmes un aréomètre pour peser ce fameux cru. L'appareil flotta comme un bouchon. Incrédules, nous lûmes le verdict : teneur en alcool peu différente de zéro !
A ce régime, nous n'étions pas guettés par une précoce obésité. Nous avions tous des allures de jockeys. Pas un gramme de graisse superflue. Le canon de la sveltesse !
16 et 23 décembre 1973
